Le temps des Ultras

À l’occasion de sa réédition, portons notre regard sur un livre essentiel pour qui s’intéresse aux origines du mouvement ultra.  Il s’agit d’un recueil photographique narrant l’une des plus belles pages de l’histoire du tifo florentin. Son titre : La Fiesole al tempo degli Ultras 1973-1983. Storia fotografica di una curva leggendaria.

Depuis le premier du genre[1], les livres dédiés au mouvement ultra n’ont pas manqué de paraître. À travers cette thématique, nombreuses sont les parutions à l’initiative des groupes ultras eux-mêmes, ou de personnes œuvrant en dehors d’un groupe en activité (généralement des anciens membres d’un groupe dissout). La Fiesole al tempo degli Ultras a vu le jour grâce à quelques individus appartenant  à la deuxième catégorie.

Paru en octobre 2023 aux éditions Nicomp, le projet est né en 2017 suite à la disparition de Carlo Maria Pampaloni, dit Pampa, figure historique des Ultras Viola 1973 (UV73)[2]. Précisément, ce projet a été dirigé par Piero Papini, assisté par Michelangelo Comanducci et Marzio Brazzini, trois anciens membres du groupe. Selon eux, il était temps de raconter les débuts du mouvement ultra florentin en profitant de foisonnantes archives photographiques.

Cette parution a coïncidé avec le cinquantième anniversaire de la fondation des Ultras Viola. Pour l’occasion, une fête réunissant 450 personnes fut organisée. Des représentants des premiers groupes ayant composé la curva Fiesole étaient présents : Vieusseux, 7Bello, Boys, Fossa dei Gigliati, Rangers, Brigate, Fedelissimi, Commandos, Collettivo Autonomo Viola Curva Fiesole 1978.

Ouvrage définitif, La Fiesole al tempo degli Ultras n’est pas le premier à aborder les origines du mouvement ultra florentin. En 1999, un projet porté par Marzio Brazzini est paru : Dalla Curva Fiesole con tutto il cuore: i tuoi Ultras. Autobiografia di una curva[3].

Composé de 650 pages sur lesquelles se déploient 2600 photographies, La Fiesole al tempo degli Ultras est un pavé de 3 kilos. Ce résultat a nécessité cinq années d’un important travail d’archivage, de classement, de sélection et de mise en page. Le propos s’articule de façon chronologique, suivant la décennie d’existence des Ultras Viola.  

Projet extraordinaire par sa densité photographique[4], il l’est d’autant plus dans la mesure où il offre un regard sur seulement dix années. En substance, la richesse des archives photographiques s’avère remarquable car elle est une matière précieuse pour quiconque s’intéresse au football, au mouvement ultra, à la photographie, aux mouvements de jeunesse et à l’histoire contemporaine de l’Italie.

Par ailleurs, le lecteur trouvera plusieurs textes rédigés par des ultras florentins mais aussi par certains de leurs homologues de Rome (CUCS) et de Bergame (BNA).

Au-delà de cette présentation objective, il n’est pas accessoire d’aborder le contexte de l’époque afin d’avoir une certaine idée de la dimension historique et sociologique contenue par le projet. Ceci nous permettra d’aborder convenablement l’intérêt photographique de ce dernier et de mesurer quelque peu son importance.

Années de plomb et calcio romantico

En parcourant les pages de La Fiesole al tempo degli Ultras, il est bon d’avoir à l’esprit le contexte de l’Italie de l’époque. En effet, le mouvement ultra vit ses premières années et se structure dans une société en ébullition. L’une des caractéristiques essentielles de cette dernière s’observe à travers la violence politique. Elle s’exerce notamment par la lutte armée. Avec le recul du temps, ce climat justifiera l’emploi de l’expression années de plomb afin de désigner l’époque. À l’origine, cette appellation fut choisie par la cinéaste allemande Margarethe von Trotta afin de titrer un film dont l’histoire se déroule dans les années 70[5].

Sur le plan historique, la période dite des années de plomb est définie par les différentes luttes armées qui ont eu cours en Europe lors des années 70. Réduites au contexte italien, ces années caractérisent deux types de phénomènes. Premièrement, « une violence subversive et diffuse, dans laquelle nous intégrons l’Autonomie, mouvement qui refuse toute appartenance politique, la révolte estudiantine de 1977 et l’affrontement entre les groupes d’extrême droite et les groupes d’extrême gauche sur le mode d’une lutte entre fascistes et antifascistes […]. »[6]  Le second type apparaît en 1972 et correspond à la lutte armée conduite par des organisations animées par un projet politique[7]. Chronologiquement, les années de plomb débutent le 12 décembre 1969 – date de l’attentat de la Piazza Fontana à Milan – et s’achèvent en 1982 par le deuxième démantèlement des Brigades rouges. Ces treize années seront marquées par une violence quasi permanente entrainant de nombreuses victimes.

Ceci étant dit, la période ne peut être réduite au sang et aux larmes. La jeunesse vit pleinement. Elle invente, réinvente, se réunit, communique et agit de toutes ses forces. Cette énergie se retrouve dans les virages italiens où la jeunesse ultra se développe et s’exprime avec la même vigueur. Disons le clairement, nous ne pouvons pas comprendre les origines du phénomène ultra sans une connaissance générale du contexte italien des années 70[8].

Les jeunes qui s’approprient les virages établissent un véritable déplacement sémantique en adaptant le langage politique au tifo. Qu’ils se rapportent à la gauche ou bien à la droite, les signes distinctifs et les références explicites abondent. Florence n’échappe pas à la tendance. Toutefois, il est important de noter que le tifo florentin ne sera jamais marqué par une adhésion générale à une quelconque idéologie. Ceci est encore valable à l’heure actuelle.

Fiorentina – Milan 75-76

Au cours de la saison 1972-73, à l’occasion d’un match face à Palerme, une bâche portant l’inscription “Brigate Viola[9]” apparaît dans la curva Fiesole. Pour les jeunes générations, il s’agit d’un premier pas vers l’autonomie et un tifo organisé.

Lors de la saison suivante, la Viola se déplace à Marassi pour affronter le Genoa. Nous sommes le 14 octobre 1973. De violents incidents opposent les Génois de la Fossa dei Grifoni[10] aux visiteurs (Brigate Viola, Vieusseux, Pignone). Les Florentins ne reculent pas… Le retour à Florence est euphorique et il donne lieu à une discussion dont le sujet porte sur une organisation davantage structurée. La semaine d’après, une réunion se tient au siège du Viola Club Pignone. Excepté le Vieusseux, les protagonistes du déplacement à Gênes sont tous présents. A l’issue de cette réunion, l’assemblée décide de réunir toutes les forces en présence au sein d’un seul groupe. Sur une proposition de Stefano Biagini, dit “il Pompa”[11], ce groupe est nommé “Ultras Viola”.

Chen, Pompa et Pampa

La Saison 74-75 donne lieu à une montée en puissance des U.V. Elle s’inscrit dans la dynamique des groupes italiens de l’époque. Ainsi, le tifo viola se pare de grands drapeaux et d’importantes rangées de tambours. Les premiers murs d’écharpes apparaissent. Cette nouveauté s’effectue à l’image des tribunes anglaises où la pratique est courante à l’époque. L’utilisation des fumigènes et des torches viendra un peu plus tard.

Fiorentina – Roma 76-77

Un autofinancement se met en place. Les groupes les plus importants commercialisent des écharpes, des autocollants et d’autres gadgets. Les bénéfices permettent aux groupes de fonctionner et de financer leurs projets d’animations. Ceci dit, la débrouille reste de rigueur. Chacun sait fonctionner avec les moyens du bord et surtout, avec le sens de l’improvisation ainsi que de la spontanéité.

Fiorentina – Milan 77-78

Des amitiés naissent avec les Sampdoriani, les Boys de l’Inter, les Ultras Granata du Torino et les Véronais des Brigate Gialloblù. Les deux dernières vont durer…

Les rivalités les plus notables opposent les Florentins avec les Romains, les Napolitains, les Bolonais et les Milanais.

À propos de ces derniers, la date du 29 octobre 1978 demeure dans les mémoires de ceux qui étaient présents à San Siro pour encourager la Fiorentina ce jour là. À l’époque, il est possible de circuler librement dans l’enceinte. Les forces de l’ordre ne sont pas organisées de façon à empêcher les incursions d’un secteur à un autre. Avant le début de la rencontre, les Florentins sont assaillis par une trentaine de membres de la Fossa dei Leoni[12]qu’ils parviennent à repousser. Cinq minutes après le début de la rencontre, ces derniers reviennent accompagnés de membres des Brigate Rossonere. Ils sont armés de chaînes, de barres de fer et de bouteilles vides. Les visiteurs font de leur mieux pour se défendre mais sont pris au piège. Beaucoup sont blessés et trois d’entre eux doivent être évacués à l’hôpital. Ne se souciant plus de la rencontre, leurs camarades les rejoignent au plus vite. Peu de temps après la fin du match, les Milanais encerclent l’hôpital et essaient d’entamer un « troisième round ». Les Florentins s’en sortent de justesse et parviennent à filer en douce pour rejoindre la gare.

Ce dimanche dans la capitale lombarde illustre bien le climat de violence dans lequel le mouvement ultra vit sa première décennie. Dans le domaine du pire, tout est possible. Les affrontements se font à mains armées et le sang coule.

D’ailleurs c’est de nouveau la violence et ses effets qui pousseront les U.V. à choisir la dissolution en 1983. Les incidents survenus le 18 décembre avant la réception de l’A.S. Rome entrainent une vague de perquisitions et d’arrestations, plusieurs incarcérations ainsi qu’une sorte de campagne de diabolisation émanant des pouvoirs publics locaux, de la presse et des journaux télévisés. Le noyau du groupe est décimé. La situation apparaît intenable. Les quelques membres actifs qui demeurent ne se voient pas maintenir le cap.  

Jusque là, les Ultras Viola auront réussi à implanter le mouvement ultra à Florence, apportant ainsi une nouvelle dynamique au tifo florentin. À partir de 1984, le Collettivo Autonomo Viola prend la tête de la curva Fiesole.

Fiorentina – Inter 79-80

Et sur le terrain, qu’en est-il ?

Notons d’emblée que si la Série A n’a pas encore accueilli une partie des plus grands joueurs européens et sud-américains – comme ce sera le cas à partir des années 80 – elle ne manque pas d’attrait pour autant. En effet, l’engouement pour le calcio est massif. Si l’on établit la moyenne des spectateurs durant les onze saisons courant depuis l’exercice 1973-74, nous obtenons le résultat de 32 554. 

Entre 1970 et 1983, la Juventus remporte sept scudetti, l’Inter en conquiert deux tandis que Cagliari, la Lazio, le Torino, le Milan A.C. et l’A.S. Rome parviennent à en gagner un chacun[13]. Malgré une nette domination des Juventini, le palmarès est plutôt partagé et chaque édition donne lieu à des luttes épiques.

Sur le plan des compétitions européennes, les clubs transalpins remportent deux trophées (Coupe des vainqueurs de coupe pour le Milan A.C. en 1973, Coupe de l’UEFA pour la Juventus en 1977). 

Au niveau international, la Squadra Azzurra est finaliste de la Coupe du Monde en 1970[14] et remporte le titre en 1982[15]

De grands joueurs se distinguent et écrivent l’histoire. Ils sont souvent emblématiques de leurs clubs et particulièrement liés à leurs supporters. Citons le charismatique Giorgio Chinaglia, meilleur buteur de la Série A et champion d’Italie avec la Lazio (73-74). Pensons également au fantastique Paolino Pulici, trois fois capocannoniere[16] sous les couleurs du Torino, notamment lors de la conquête du scudetto 75-76. À Florence, c’est Giancarlo Antognoni qui passionne la foule.

Milieu de terrain doté d’une grande intelligence de jeu, il est un fuoriclasse[17] typique. Sa chevelure épaisse, son regard vif et perçant ainsi que son solide menton, sont autant de traits caractéristiques se rapportant quelque peu aux portraits masculins de Sandro Botticelli (1445-1510). Doté d’un touché de balle unique, il maitrise parfaitement l’art de la passe.

Sa carrière débute en 1972, lors d’une rencontre face à Vérone. En 1976, il hérite du brassard de capitaine. Il quittera les rives de l’Arno en 1987 afin de terminer sa carrière en Suisse, à Lausanne. Entre temps, il aura illuminé Florence de sa classe, manquant de peu le titre suprême lors de la saison 1981-82[18]. Durant cette dernière, un évènement marquant se produit lors de la rencontre face au Genoa, le 22 novembre 1981. Antognoni se blesse gravement à la tête suite à un choc avec le portier rossoblu Martina. En mars 1982, lorsque le capitaine florentin fait son retour dans l’effectif, une banderole est déployée dans la curva Fiesole : « Allez “Antonio”[19] : L’Enfer est fini… Le Paradis nous attend »[20] en référence à la possible conquête du scudetto. Cette manifestation de soutien et d’unité entre les tifosi et leur joueur emblématique montre le niveau d’attachement. Ces liens sont indéfectibles et perdurent de nos jours. Le calcio romantico vit encore…

Quand la photo raconte la curva

Les photos ne chantent pas !

Cette réflexion faussement perspicace m’a été exprimée par un ami alors que je rédigeais un travail universitaire[21]. Comprise dans le milieu des ultras, celle-ci est tout à fait significative. En effet, si les photos du tifo possèdent différents degrés de puissance visuelle, elles ne peuvent retranscrire la puissance vocale d’une tribune ou d’un virage[22].

Nous l’avons vu en introduction, La Fiesole al tempo degli Ultras présente 2600 photographies. Si cette abondance ne dit rien sur la qualité des images, elle permet tout de même de considérer que la curva motive l’acte photographique. Comme nous l’avons évoqué plus haut, durant les années 70, l’effervescence est pratiquement présente à tous les niveaux de la société italienne. Les virages et autres tribunes populaires conquis par la jeunesse n’y échappent pas. Le tifo prend une toute autre dimension grâce à l’activité des groupes ultras. Cette petite révolution attire donc les regards et les photographes. Par voie de conséquence, une véritable production photographique s’établit à l’intérieur et autour du tifo.

Au fil des pages de La Fiesole al tempo degli Ultras, nous nous apercevons sans difficulté que les photographies sont aussi bien prises par des amateurs que par des professionnels.

Dans toute la péninsule, si une pratique d’amateurs existe et se répand à l’époque, son utilisation reste privée et difficilement quantifiable[23]. En revanche, la production des professionnels est conséquente. Elle se diffuse dans la presse. Un intérêt médiatique est apporté au phénomène ultra à partir de la seconde moitié des années 70. Soucieux de leur image, les jeunes compilent les articles et les clichés qui les accompagnent. Dans le livre que nous commentons, nombreuses sont les archives qui ont été récoltées de la sorte. Aujourd’hui, de manière générale, plusieurs photos de presses ou d’agences photographiques sont célèbres, voir emblématiques, lorsqu’il est question du mouvement ultra et de sa première décennie d’existence.

Ceci étant dit, les jeunes ultras de l’époque éprouvent un intérêt pour les clichés professionnels en raison de la forme de ces derniers. Contrairement aux amateurs postés à l’intérieur des virages, elles sont produites depuis l’extérieur. Elles offrent donc des vues panoramiques ou suffisamment éloignées pour montrer les groupes en action. Les possibilités de réglages à distance favorisent des plans où l’éloignement n’empêche pas les sujets photographiés de se reconnaître. Ainsi, les clichés des photojournalistes s’avèrent très prisés par les ultras. Durant les années 70, il s’agit de la seule source permettant de garder une trace de leurs différentes animations visuelles ou de leur présence au stade depuis un point de vue extérieur.

 

Au cours de la première moitié des années 80, deux facteurs marquants vont renverser cette tendance. Il s’agit de l’importance numérique prises par chaque groupe et du développement de leurs modes d’autofinancements. Ils acquièrent ainsi davantage de moyens. De fil en aiguille, cette situation leur offre l’occasion d’organiser un tifo d’ampleur plus conséquente et de créer des spectacles avec de nouveaux supports s’ajoutant à ceux déjà employés. Dans ces conditions, la pratique photographique des ultras va se structurer et faire en sorte de capter autant que possible des images de ces animations.

Si la pratique d’amateur explose durant les années 80 en raison d’une massification du mouvement ainsi que d’une réorganisation des groupes et du tifo, il y a d’autres motifs qui expliquent cet accroissement.

En effet, il est nécessaire de comprendre ce qu’implique concrètement la réorganisation du tifo en termes d’expériences individuelle et collective in situ (dans la curva). L’animation produite par les ultras durant les années 70 était déjà une démarche invitant à la participation. Cette notion prend davantage de sens dans les années 80. L’utilisation des banderoles, des drapeaux, des écharpes et du matériel pyrotechnique – supports visuels classiques – s’intensifie et s’opère avec davantage d’envergure et de coordination. Par ailleurs, des voiles de tissus gigantesques et capables de recouvrir la majeure partie des virages apparaissent. La sensibilité artistique de certains ultras est mise à contribution. Des scénographies se mettent en place. Pensées par quelques-uns, elles impliquent des gestes communs et coordonnés qui ont tout d’une démarche performative.

Le tifo « recherche de manière ouverte et souvent spectaculaire l’implication du spectateur. »[24] La passivité est proscrite. L’équipe à encourager et les adversaires à déstabiliser doivent sentir la puissance du virage à travers sa force visuelle (et vocale). L’originalité d’un spectacle et les sensations qu’il a procuré à ceux qui l’ont produit (les ultras en charge de sa conception et de sa réalisation) et ceux qui l’ont portés (les tifosi) sont des motifs d’orgueil et de plaisir dont on souhaite garder une trace. Les photographies interviennent pour mémoriser ces expériences uniques.

De plus, le cliché d’un spectacle de grande envergure agit comme une preuve verbalisant une capacité d’animation. L’image transporte la force du groupe qui revendique une réalisation. Elle imprime le style d’un tifo et entretient une compétition entre adversaires qui tentent de redoubler d’imagination pour porter au plus haut leurs couleurs.

Revenons à Florence et plaçons-nous du côté de Marcello Mastrodicasa, photo-reporter, amoureux de la Fiorentina et membre du Viola Club Settebello dans les années 70. Pour La Fiesole al tempo degli Ultras, il a accepté d’écrire quelques lignes afin d’évoquer son travail photographique parmi les ultras florentins[25]. Avec une certaine nostalgie, il manifeste sa fierté et sa joie en constatant que ses photographies puissent témoigner d’une époque révolue.

Durant sa vie de photographe, parmi les nombreuses images qu’il a pu enregistrer avec son Canon FTb, l’une d’elles demeure très importante. Elle l’est tout autant pour les ultras de la Fiorentina. Il s’agit d’une photographie montrant le cortège florentin sans escorte policière dans une rue de Bologne[26]. Elle est prise quelques instants avant un affrontement avec les Bolonais. Nous voyons Pietro Vuturo[27] et Pompa guidant le cortège. Comme lors des manifestations politiques, la première ligne marche en rang serré et une grande partie se tient bras dessus, bras dessous. Vuturo, au plus proche de l’objectif, fait un geste indiquant le V de la victoire. Quelques mètres derrière lui, au centre du cortège (et de l’image), Pompa indique la marche à suivre en pointant son bras droit en avant. Ce mouvement, combiné à son regard orienté vers le bitume, forment une gestuelle d’ordre proprement hégémonique. Florence marche sur Bologne !

Bologna – Fiorentina 78-79

Quoi qu’il en soit, cette photographie est devenue iconique, non seulement à Florence mais également pour les ultras italiens ayant vécus cette époque ou s’intéressant à l’histoire du mouvement ultra. Emblématique d’une époque, elle fait partie des images qui racontent l’histoire de la Fiesole. D’ailleurs, elle orne la couverture du livre Dalla Curva Fiesole con tutto il cuore: i tuoi Ultras. Autobiografia di una curva, mentionné en introduction.

Bien d’autres photos visibles dans La Fiesole al tempo degli Ultras portent une importante charge symbolique et historique. Au-delà de ces aspects, elles contiennent toutes des souvenirs constitués de moments forts et d’anecdotes. Elles sont aussi des objets de plaisir pour les collectionneurs et les initiés. Elles montrent également le visage de gamins turbulents, créatifs et débrouillards, enfants d’une époque où la soif de liberté n’a pas su éviter un état profond de dégradation et d’aliénation[28]

Qu’elles soient des clichés d’amateurs ou de professionnels ; qu’elles soient les témoignages d’un déplacement en train, en bus ou en bateau ; qu’elles montrent un magnifique virage remplis de drapeaux et de fumigènes ; qu’elles présentent une bande d’amis postés fièrement sur une balustrade ; les images contenues dans La Fiesole al tempo degli Ultras constituent un recueil photographique susceptible d’engendrer de l’admiration, des questionnements et des réflexions. À n’en pas douter, l’ouvrage fera date parmi les publications du genre.

En définitive, à travers la Fiesole et les dix ans d’existence des Ultras Viola, ce livre nous montre un visage de l’Italie lors d’une des périodes les plus mouvementées de son histoire contemporaine. Il nous parle des premières années d’un mouvement ayant inspiré de nombreux jeunes européens à partir des années 80 et qui, aujourd’hui, est répandu sur d’autres continents.

En juin dernier, des travaux de démolition ont débuté dans la curva Fiesole, marquant ainsi la disparition d’un des derniers grands virages à ciel ouvert de la péninsule. Désormais, seuls restent ceux qui ont fait son histoire. Seules demeurent les images sur lesquelles est figée un fascinant tifo.

Le Tifo Viola !


[1] SEGRE D., Ragazzi di stadio, Torino, Mazzotta Fotografia, 1979

[2] Né en 1973, il s’agit du premier groupe ultra à voir le jour à Florence. Le 18 décembre 1983, il s’auto-dissout à la suite de violents incidents survenus avant la rencontre Fiorentina-Roma.

[3] En 2013, à l’occasion des 40 ans des Ultras Viola, une édition augmentée a vu le jour.

[4] Les photographies proviennent des archives des U.V.73, d’agences photographiques, de collectionneurs passionnés et de simples contributeurs.

[5] Margarethe von Trotta, Die Bleirne Zeit (« Les Années de plomb »), 1981. Le film raconte l’histoire de deux sœurs, l’une journaliste, l’autre engagée dans la lutte armée. L’expression « années de plomb » est empruntée au poète allemand Friedrich Hölderlin. Dans le film, elle désigne le sentiment de culpabilité éprouvé par le peuple allemand lors des années 50 vis-à-vis du récent passé nazi.

[6] COLARIZI S., « Une introduction aux années de l’inquiétude », in LAZAR M., MATARD-BONUCCI M.-A., (dir.), L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Éditions Autrement, 2010, p. 128.

[7] Dans un premier temps, il s’agit des Brigate Rosse (« Brigades rouges ») dont le premier attentat revendiqué date du 17 septembre 1970. Le 3 mars 1972, le groupe effectue son premier enlèvement en la personne d’un dirigeant de la Sit-Siemens (Idalgo Macchiarini). Le 10 octobre 1976, le groupe Prima Linea (« Première ligne ») signe sa première action violente en attaquant le siège de la Démocratie Chrétienne à Turin. Voir LAZAR M., MATARD-BONUCCI M.-A., Op. cit., p. 409-416.

[8] Toutefois, la compréhension du phénomène ultra ne peut se satisfaire d’une explication considérant que les origines du mouvement sont à puiser uniquement dans le contexte de l’époque.  

[9] Exemple de déplacement du langage politique, le terme Brigate (Brigades) est une référence aux Brigate Rosse (Brigades rouges), organisation de gauche optant pour la lutte armée à partir du 17 septembre 1970 (attentat de Milan). Plusieurs groupes italiens utiliseront cette référence. Citons les plus célèbres, en l’occurrence les Brigate Gialloblu (1971) soutenant le Hellas Vérone, les Brigate Rossonere (1975) du Milan A.C. et les Brigate Neroazzurre (1976) de l’Atalanta de Bergame.

[10] Littéralement, « Fosse des griffons ». Avec la croix de saint Georges, le griffon est l’emblème du Genoa C.F.C. La Fossa dei Grifoni (FdG) est née en 1973. Elle a été dissoute le 28 juillet 1993.

[11] Disparu en septembre 1992, il Pompa est une figure quasi mythique chez les ultras florentins. Ceci est dû à son charisme, sa loyauté et son investissement sans borne au sein du tifo viola. Connu, respecté et salué dans toute l’Italie, sa réputation va au-delà des frontières de la péninsule.

[12] Né en 1968, il s’agit du premier groupe ultra à voir le jour en Italie.

[13] Cagliari (69-70), Inter (70-71 ; 79-80), Juventus (71-72 ; 72-73 ; 74-75 ; 76-77 ; 77-78 ; 80-81 ; 81-82), Lazio (73-74), Torino (75-76), Milan (78-79), Roma (82-83).

[14] Défaite contre le Brésil (4-1).

[15] Victoire contre la République Fédérale Allemande (3-1).

[16] Terme désignant le meilleur buteur du championnat italien.

[17] Terme employé afin de désigner un joueur incomparable, hors pair, inclassable.

[18] La Fiorentina termine la saison à la deuxième place, à un point de la Juventus. La première place se joue lors de la dernière journée. La Juventus l’emporte à Catanzaro (1-0) tandis que la Fiorentina fait match nul à Cagliari. Ce titre demeure empreint de suspicion en raison d’un pénalty généreux accordé à la Juve, et d’un but refusé à la Fiorentina suite à une faute semblant inexistante. Notons quelques noms de joueurs fameux présents dans l’effectif de la Viola : le gardien Giovanni Galli, le défenseur central Pietro Vierchowod, le milieu de terrain argentin Daniel Bertoni, les attaquants Francesco Graziani et Daniele Massaro.

[19] Diminutif d’Antognoni.

[20] Forza “Antonio” : L’Inferno è finito… Il Paradiso ci attende.

[21] BACHELARD F., Photographier le phénomène ultra. Regards extérieurs et pratiques vernaculaires. Italie – France, 1977 – 1991, Mémoire de Master 2 en Histoire de l’art, Paris, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2018.

[22] Dans les années 90, de nombreuses cassettes audio circulent chez les collectionneurs. Il s’agit d’enregistrements des chants d’une tribune lors de différentes rencontres. Sur les chants de supporters, écouter le podcast suivant : Les sciences de la grenouille. Festival des sciences et de l’innovation. Les chants de supporters de football. [En ligne] < https://share.transistor.fm/s/de149376 > (Consulté le 22/07/2024).

[23] Si l’on considère seulement le cas florentin, le livre nous prouve qu’elle est considérable.

[24] ARDENNE P., Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002.

[25] Mastrodicasa a également rédigé un petit récit accompagné de photographies. Il raconte un déplacement à Rome où il s’est rendu en mobylette avec un ami pour voir jouer la Fiorentina.

[26] Bologne – Fiorentina (0-0), 11 mars 1979.

[27] Pietro Vuturo fut l’un des leaders des U.V.73.

[28] À travers cette remarque, j’entends faire écho au regard critique que Pier Paolo Pasolini portait sur la jeunesse italienne des années 70. Je suggère aux lecteurs curieux de lire Les Écrits corsaires et les Lettres luthériennes.