Du bon sens au travail
À propos de la mobilisation contre la réforme des retraites
Je fais un travail pénible. J’espère ne pas devoir l’exercer encore longtemps.
Je suis veilleur de nuit dans un hôtel.
Le jeudi 19 janvier 2023, j’étais parmi ceux qui se sont donné rendez-vous Place de la République à Paris afin de manifester contre la réforme des retraites. En fin d’après-midi, j’ai quitté la place de la Bastille pour aller prendre mon poste. Chez nous, il n’y a pas de droit de grève.
Plus d’une semaine est passée et j’éprouve le besoin de partager succinctement quelques réflexions sur cette mobilisation puis d’élargir mon propos.
Comme chacun le sait, les rassemblements qui ont eu lieu dans le pays ont été massifs et les différents syndicats ont bel et bien marché ensemble dans la même direction.
Il me semble fort utile d’avoir une idée de ce que représente la masse des personnes concernées par le projet de réforme des retraites. J’observe qu’en 2020, le nombre de salariés en France correspondait à 25 450 000 de personnes, tandis que le nombre de non salariés représentait 3 038 900 de personnes. Par conséquent, la population des actifs comprenait 28 488 900 personnes[1]. À l’heure actuelle, il semble que le nombre de salariés s’approche de 30 000 000.
Quoi qu’il en soit, selon des données précises ou une estimation, le nombre des personnes intéressées par la réforme des retraites pèse très lourd.
Fort de ce constat, je tiens à rappeler qu’avant le rassemblement du 19 janvier, le gouvernement tentait de faire passer l’opposition au projet de réforme pour une broutille, fruit de l’agitation d’une poignée d’éternels récalcitrants. Depuis, la réalité s’est chargée de taquiner le mépris des faquins qui prétendent diriger le pays.
Par ailleurs, les troupes d’occupations mentales n’avaient-elles pas fait le boulot en amont ? En effet, les trois Parques du journalisme politique français – entre autres petits barons de l’info - ne se sont pas privées pour affirmer que les carottes étaient déjà cuites[2] quand certains jouaient les prophètes de malheur annonçant la casse à venir. Le 20 janvier, il a fallu revoir sa copie[3].
Ceci étant dit, que le quatrième pouvoir voit clair ou qu’il agisse tel un auxiliaire gouvernemental, il est plus que jamais nécessaire de multiplier les communications sur les réseaux sociaux mais aussi, tels les Gilets Jaunes de la première heure, de réinvestir l’espace public.
D’où parles-tu, camarade ?
La question pourrait m’être posée légitimement.
Je parle en tant que veilleur de nuit ayant exercé plusieurs métiers. Je parle en tant qu’artiste qui peine à trouver sa place ; en tant qu’ancien dirigeant d’association, en tant que diplômé en histoire de l’art.
J’essaie de m’exprimer en tant qu’homme soucieux d’avoir un esprit libre.
J’écris en tant que Français voyant son pays sombrer lentement dans l’abîme depuis des décennies.
Enfin, je rédige ces quelques lignes avec le souvenir de Montagnon, le professeur de français que j’avais au lycée, en classe de première. Tout en nous préparant au bac de français, il essayait de faire naître en nous un esprit critique. Il voyait clair et savait très bien que nous étions plusieurs à nous exploser la tronche au haschisch dès le matin avant les cours. Dans certains de nos sacs, au milieu des manuels scolaires, se logeaient des plaquettes de 250 ou 500 grammes de résine de cannabis… Pour l’esprit critique, ce n’était pas gagné ! C’est lui, Montagnon, qui nous avait fait lire Le Bachelier[4] de Jules Vallès (ou tenté de nous faire lire). L’été dernier, je l’ai enfin lu en entier.
En Jacques Vingtras[5] j’ai trouvé une part du monde tel qu’il est aujourd’hui. Avant de penser à la retraite, un bon nombre d’entre nous, diplômés, aimerions l’épanouissement procuré par un métier correspondant à nos qualifications, un métier soulevant notre enthousiasme dès l’instant où nous le pratiquerions.
Au lieu de cela, nous acceptons des métiers auxquels nous ne songions pas il y a quelques années. Ce n’est pas si grave diraient certains. Ils pourraient rajouter : "Vous avez un toit et à manger. Alors ? De quoi vous plaignez vous ?"
Je ne me plains pas.
Je souhaite simplement travailler véritablement.
Si mon travail a un sens, je m’y emploierai jusqu’à mon dernier souffle avec entrain.
Il est inconcevable de mettre de côté ses talents, ses capacités et sa force pour une simple activité rémunératrice. Et pour l’instant, je rumine. Oui, c’est moi le night du Central Ho’ !
J’entends une voix d’outre tombe me disant : " Patiente, pour le moment tu ne peux pas te retrouver dans la mistoufle…"
Oui, je ne bouffe pas le bitume. Oui, je ne suis pas seul et démuni.
Oui, je peux considérer qu’il y a bien des malheureux qui vivent l’injustice et le martyr. Je peux m’arrêter sur ces lignes de Vingtras lorsqu’il se rappelle :
« Encore un courage que je ne pourrais pas avoir deux nuits de suite : celui de rôder sur le pavé en regardant la lune mourir et le soleil renaître !
Il y a surtout un moment, quand vient l’aube, où le ciel ressemble à une aurore sale ou a une trainée de lait bleuâtre ; où les glaces dans lesquelles on se reconnaît tout à coup, à l’extérieur des magasins de nouveautés et des boutiques de perruquier, reflètent un visage livide sur un horizon dur et triste comme une cour de prison.
Le silence est horrible et le froid vous prend : on sent la peau se tendre, et les tempes se serrer. Cette aurore aux doigts de roses, dont parlent les poètes, vous met un masque sale sur la figure, et les pieds finissent par avoir autant de crasse que de sang… On se trouve des allures de mendiant et de mutilé.
Je rencontre des gens sans asile qui baissent la tête et qui traînent la jambe ; j’en déniche qui sont étendus, comme des mouches mortes, sur les marches d’escalier blanches comme des pierres de tombe.
L’un d’eux m’a parlé ; il était maigre et cassé, quoiqu’il n’eût pas plus de trente ans ; il avait presque la peau bleue, et ses oreilles s’écartaient comme celles des poitrinaires.- Monsieur, m’a-t-il dit, je suis bachelier. J’ai commencé mon droit. Mes parents sont morts. Ils ne m’ont rien laissé. J’ai été maître d’études, mais on m’a renvoyé parce que je crachais le sang. Je n’ai pas eu de logement et je n’ai pas mangé depuis deux jours.
J’ai éprouvé une impression de terreur, comme une nuit où, dans la campagne, j’avais été accosté, au détour d’un chemin qu’inondait la pleine lune, par une mendiante qui avait une grande coiffe blanche, la tête ronde et blême, l’œil fixe, et qui était recouverte d’une longue robe noire.
Je vis à un mouvement de cette robe, relevée tout d’un coup d’un geste gauche, que c’était un homme habillé en femme ! Pourquoi ? Était-ce un fou ou un assassin ? un échappé d’asile, un évadé de bagne las de la fuite et qui s’arrêtait une minute entre la prison et l’échafaud ?Devant cet homme de Paris avec ses oreilles décollées, et qui murmurait : "Je suis bachelier, je crache le sang, je meurs de faim", devant cette apparition, comme devant l’homme habillé en femme, j’ai ressenti de l’épouvante !
Il est bachelier comme moi… et il mendie ; et il n’en a pas pour une semaine à vivre… peut-être il va pousser un dernier cri et mourir !
Dans le calme immense de la nuit, au milieu de la rue déserte, c’était si triste !
Je suis parti ; parti sans retourner la tête…
C’est qu’il est mon égal par l’éducation et l’habit ! c’est qu’il en sait autant que moi – plus peut-être !
Et il marche, le ventre creux, l’œil hagard… Il marche et la mort ne lui fait pas l’aumône, elle ne lui tord pas le cou !...
Son cœur continue à battre, son cerveau las pense encore – et ce cœur et ce cerveau n’ont rien trouvé pour l’aider à ne pas crever comme un chien – non : rien trouvé, que la mendicité, la mendicité en larmes !
J’aurais dû lui parler, lui prêter mon bras, l’aider à se soutenir sur le pavé ! J’ai craint d’attraper sa fièvre, celle des poitrinaires et des mendiants… »[6]
De toute manière, j’ai beau écrire, convoquer Vallès, les malheureux et les opprimés demeurent. Ils n’ont personne pour les consoler. Mardi, en défilant, je ne l’oublierai pas.
Tout comme je n’oublierai pas que je ne compte aucunement sur une retraite. Dans mon cas, ce n’est pas réaliste. Pour les autres, que ce soit à soixante ou soixante-quatre ans, je leur souhaite bien du plaisir. Non ! je ne me drape pas de cynisme. Cela fait un bout de temps que j’ai acquis la conviction que je n’aurai pas de retraite, voilà tout !
Pour moi, la retraite, c’est un pas en arrière, c’est une fuite.
Le seul retrait que je pourrais envisager, ce serait pour la Trappe, le silence mystique, l’Otium, la méditation. Direct !
La retraite telle qu’elle paraît aujourd’hui, je la vois comme un paradis promis aux fidèles par des curés new look : rien n’est certain mais l’espoir fait avancer les ouailles. Tu parles d’un programme !
J’en ai vu des gens se tuer au labeur et arriver à la retraite avec le crabe ou d’autres maux en guise de médaille du travail. Par-dessus le marché, ces braves aident leurs enfants, financent leurs études et continuent de rembourser des crédits. Il en faut de l’argent ! Et l’inquiétude, entre renoncement, amertume et fatalisme, ne manque pas.
Honnêtement, je ne sais pas si cette réforme des retraites est bonne ou mauvaise. J’ai tout de même choisi de marcher avec ceux qui s’y opposent. À l’intérieur et au-delà du cortège, j’aimerais que la parole s’étende et que les idées s’élargissent.
Oui ! je persiste à dire que le véritable enjeu qui se pose face à nous réside dans la façon dont nous souhaitons concevoir le travail.
Pour beaucoup d’entre nous, celui-ci est une forme bâtarde de l’action. Il n’est rien d’autre qu’une activité rémunérée. Sa nature est corrigée. Autrement dit, il s’agit d’un artifice. Ainsi, l’individu est réduit à la condition d’objet interchangeable guidé par des nécessités. Le travail est vécu comme une représentation où le rôle du petit salarié que nous sommes, dépend simplement et uniquement du fait de gagner un peu d’argent pour ne pas avoir faim et finir sous un pont.
Pourtant, j’ai une noble opinion du travail. J’y vois pêle-mêle, l’enthousiasme d’entreprendre, l’esprit de mission, la fierté de servir, le bonheur de faire, la liberté d’être et de durer dans l’accomplissement.
Aujourd’hui, parmi tous les actifs qui ne veulent pas voir reculer l’âge du début de leur retraite, une grande partie ont vu leurs conditions de travail se dégrader sur ses vingt dernières années (au moins). Ce n’est pas une grande nouvelle. Il serait long et fastidieux de faire l’inventaire des secteurs et des professions où le travail n’est plus vécu sainement et normalement. C’est dans cette perte de valeur que se loge le problème majeur.
J’insiste !
Parlons-en !
Dans cette optique, il est important d’essayer d’éviter le piège d’une focalisation sur la réforme des retraites et de voir quelles sont les raisons pour lesquelles l’Homme du présent se mobilise autant.
Selon moi, se concentrer sur la réforme est une erreur.
Que ce soit dit une bonne foi pour toute, si nous ne voulons pas de celle-ci, il nous faudra prendre d’assaut les lieux du pouvoir et vaincre. Il n’est pas certain que nous en ayons la volonté et les moyens. Et ce n’est pas une poignée de petits bourgeois et de paumés vêtus de noir encagoulés qui favorisera la chose.
Peu importe les calculs et les points techniques contenus dans la réforme. La retraite ne peut plus être vue comme une finalité. Elle ne doit pas être l’accomplissement d’une vie.
Hélas, il semblerait qu’elle soit envisagée comme une promesse, un objet de satisfaction inéluctable, consécration d’une vie offerte au culte de la jouissance.
Dans une société sans limite, où plus rien n’est impossible, l’Homme du présent, individu désormais dépourvu d’Idéal, sent l’angoisse l’envahir lorsqu’on le prévient qu’il va falloir attendre pour jouir.
Au-delà de ce rapide constat, sans attendre, sans tergiverser il serait temps de faire preuve de bon sens et de réveiller l’Homme du présent. Autrement dit, ce dernier doit comprendre que l’atteinte la plus préoccupante – ce n’est pas nouveau – concerne le travail. Actuellement, mon boulanger en parle très bien et il mesure parfaitement ce à quoi correspondent le sens et l’intérêt du travail lorsque ce dernier est déréglé.
Aujourd’hui, notre courage pourrait s’employer clairement à redonner toute sa valeur au travail et à nos vies. Ce qui à mon humble avis serait très honorable.
Nous n’avons pas à être utilisés comme des objets. Dans ce qui est censé être une part importante de notre vie, nous n’avons pas à être entravés. Nous devons retrouver notre liberté de choisir et d’entreprendre. Nous ne pouvons plus nous soumettre à une force perverse refusant le bon sens et ne considérant l’Autre seulement qu’à des fins d’exploitations programmées.
[1] Institut National de la Statistique et des Études Économiques. Statistiques et études. Emploi salarié et non salarié par activité. Données annuelle de 1989 à 2020. [En ligne] < https://www.insee.fr/fr/statistiques/2424696#tableau-figure1 > (consulté le 26/01/2023).
[2] Feuille (Contre les chiens de garde, mobilisation !) distribuée par Acrimed (Action, Critique, Médias) lors de la manifestation du 19 janvier à Paris, verso : « […] les éminences médiatiques font la leçon aux syndicalistes : "Vous savez très bien que vous allez échouer !" lance Estelle Denis sur RMC ; "Mais vous savez que de toutes les manières, il passera ce texte", prétend Léa Salamé sur France Inter ; "Vous savez déjà que de toute façon, à la fin, vous perdrez !" sentence encore Apolline de Malherbe sur BFM-TV/RMC… ».
[3] Le 20 janvier, Le Figaro (p. 2) reconnait « […] un mouvement massif, suivi par des centaines de milliers de manifestants. ».
[4] Lisible entre L’Enfant et L’Insurgé, Le Bachelier est le deuxième volume d’une trilogie (un quatrième volume était prévu). Voir la préface d’André Stil, in VALLÈS Jules, Le Bachelier, Paris, Le livre de poche, 1995 (1881), p. p. 5-6.
[5] Reflet de l’auteur, Vingtras est le protagoniste que le lecteur suit tout au long de la trilogie.
[6] VALLÈS Jules, Op. cit., p. p. 324-325.